A propos de We were the future (2018)
Conception, chorégraphie : Meytal Blanaru
Interprétation : Ido Batash, Gabriela Cecena, Meytal Blanaru
Musique : Benjamin Sauzereau
Regard dramaturgique : Olivier Hespel
We were the future m’absorbe dans l’épaisseur d’un rêve. Comme plongée dans les eaux troubles d’une mémoire vacillante, j’émerge de la pièce avec le double sentiment de confusion et de clarté que procurent certains réveils nocturnes : à la fois troublée par ce qui ressemble à une illusion et éblouie par l’apparition furtive d’une vérité lointaine.
Trois corps immobilisés dans une lumière blanche, sur un sol blanc, attendent que le public prenne place sur les quatre rangées de bancs qui les encadrent. Cet espace nu, qu’aucun jeu de lumière ne délimite, semble se densifier à mesure que des nappes de musique électronique s’échappent d’une guitare amplifiée, jouée en live par un musicien. Les danseurs ont un regard muet, aveugle, annulant l’évidence de leur présence à l’espace par une énigmatique absence à eux-mêmes. Alors que les vibrations de la guitare enveloppent leurs corps et résonnent en eux, des gestes, rendus insaisissables par leur fulgurance, surgissent d’un fonds indistinct qui les aimante. Absorbés par leur propre intériorité en même temps qu’ils s’efforcent d’en sortir, ils semblent au milieu de cette lutte comme au milieu du champ de ruines de leur passé : à mi-chemin entre l’oubli et le souvenir.
À la vision de ces corps somnambules luttant contre eux-mêmes, je ne peux m’empêcher de penser au sommeil nostalgique et éprouvant du Garçon qui voulait dormir du romancier Aaron Appelfeld. Durant le long et douloureux périple par lequel il échappe aux camps de la mort pour rejoindre la terre d’Israël, le personnage trouve dans son sommeil le refuge des souvenirs d’un monde qui n’existe plus.
La temporalité du roman est alors celle d’un rêve, de la même manière que We were the future plonge les danseurs dans la densité d’un sommeil paradoxal. En favorisant l’émergence d’une mémoire lointaine chez les danseurs, cet équilibre ténu entre veille et éveil rend aussi visibles pour le spectateur les intensités à l’œuvre dans le corps. Les fluctuations qui le traversent le font osciller entre des formes d’opacité et de transparence qui reflètent un mouvement intérieur, à la fois singulier et universel.
Le combat silencieux que mènent les danseurs est alors d’autant plus bouleversant que nous le savons vain. Les gestes n’atteignent jamais l’endroit qu’ils visent. Mais c’est précisément de cette tension que la pièce tire toute sa force esthétique : de « l’imminence », comme écrivait Borges, « d’une révélation qui ne se produit pas ».
À la fin, les danseurs retrouvent une immobilité qui continue de vibrer du long rêve qui les a parcourus. Leur regard, encore captivé par ce qui vient de se produire en eux, est celui de revenants des temps passé et futur. Sans que je parvienne à me l’expliquer, j’éprouve physiquement ce qu’énonçait le titre : nous étions le futur. Redoublant le vertige dans lequel me plonge cette pensée, une formule de Blanchot me vient à l’esprit : « Cette existence est un exil au sens le plus fort : nous n’y sommes pas, nous y sommes ailleurs et jamais nous ne cesserons d’y être ».
Mais le trouble qui me saisit à la fin de la pièce est dissipé par l’étrange apaisement que procurent certaines évidences qui nous touchent, sans qu’on les comprenne vraiment.